Joseph CONRAD a dix-sept ans

Extrait de ses « Souvenirs personnels »
Fin 1874. Joseph CONRAD a dix-sept ans. Il a une obsession, devenir marin, malgré l’opposition de sa famille. Son obstination est récompensée :
Il arrive de Pologne à Marseille, qui sera son port d’attache jusqu’en avril 1878.
Il dit habiter « un hôtel modeste proche des quais du Vieux Port » et parle surtout de sa rencontre avec la famille DELESTANG, banquier armateur et du charme de l’épouse qui l’a fortement impressionné.
Il mentionne aussi une pension de famille à Hyères, 9 boulevard des Iles d’Or où il a sans doute séjourné ensuite entre deux voyages et qui lui a inspiré « Le Frère de la Côte » (the Rover).
Il embarque pour les Antilles en 1875 sur le Mont-Blanc et, en 1876, sur le Saint-Antoine, sur un navire de M. DELESTANG.
IL s’enrôle dans la marine anglaise en 1878.
L’épisode avec les Pilotes de Marseille se situe sans doute dès son arrivée, en 1874.
«A la vérité, ce que j’avais en vue n’était pas une carrière navale, mais la mer. Il semblait n’y avoir d’autre manière d’y parvenir que par la France. J’avais du moins pour moi la connaissance de la langue, et la France était le pays d’Europe avec lequel la Pologne avait le plus de liens. Et il y avait des facilités pour me faire un peu surveiller au début. On écrivit des lettres, des réponses arrivèrent, et des dispositions furent prises en vue de mon départ pour Marseille, où un très gentil garçon du nom de SOLARY, avec qui l’on était entré en contact grâce à divers intermédiaires français, avait aimablement promis de mettre le jeune homme » en mesure de trouver un navire convenable pour son premier embarquement, s’il voulait réellement tâter à ce métier de chien ».
J’assistai avec reconnaissance à toutes ces précautions, et je gardai mes projets par-devers moi. Mais ce que je dis par la suite à mon dernier examinateur était parfaitement vrai. J’avais déjà formulé dans ma tête ma résolution, si j’étais marin, d’être marin anglais» – résolution formulée en polonais, bien sûr. Je ne connaissais pas six mots d’anglais et j’étais assez malin pour comprendre que mieux valait ne pas parler de cela. Les choses étant ce qu’elles étaient, j’étais déjà considéré comme à moitié fou, du moins par mes relations les moins intimes. L’important était de partir. J’ajoutai foi à la lettre fort courtoise du bon SOLARY à mon oncle, bien que j’eusse été un peu choqué par sa phrase à propos du métier de chien *.
Lorsque je fus en sa présence, ce SOLARY (Baptistin) me fit l’effet d’un tout jeune homme, d’un physique agréable, avec une jolie petite barbe noire, un teint clair et de doux yeux noirs rieurs. Il était assez jovial et aimable pour combler l’attente de n’importe quel adolescent. Je dormais encore dans la chambre d’un hôtel modeste proche des quais du Vieux Port, après les fatigues d’un ,voyage par Vienne, Zurich et Lyon, lorsqu’il y fit irruption, ouvrit les volets au soleil de Provence, et me reprocha avec exubérance d’être encore au lit. Avec quelle joyeuse surprise je l’entendis m’ordonner bruyamment de me lever et d’être prêt sur l’heure à partir pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud’ ! Oh, la magie de ces mots ! Une campagne de trois ans dans les mers du Sud* ce qui en français signifie un voyage de trois ans en haute mer.
Ce fut, grâce à lui, un réveil charmant et sa gentillesse fut inlassable; mais je crois qu’il ne s’enquit pas avec un grand sérieux de me trouver un navire. Lui-même avait navigué, mais il avait cessé à l’âge de vingt-cinq ans, s’étant aperçu qu’il pouvait gagner sa vie à terre d’une manière bien plus agréable. Il était en relations avec un nombre incroyable de familles marseillaises aisées d’un bon milieu. L’un de ses oncles était un courtier maritime de bonne réputation, en rapport avec des navires anglais.
il était aussi apparenté à des gens qui s’occupaient d’approvisionnement de navires, possédaient des fabriques de voiles, vendaient des chaînes et des ancres, étaient affréteurs, calfateurs, constructeurs de navires.

Son grand-père (je crois) était une sorte de dignitaire, le Syndic des pilotes. Je me fis des relations dans ce milieu, mais surtout parmi les pilotes. Ce fut comme invité que je passai pour la première fois un jour entier en mer, dans un gros bateau à demi ponté, qui patrouillait à proximité des récifs par temps brumeux ou tempétueux, guettant les voiliers ou la fumée des steamers se profilant derrière le grand phare effilé de l’île du Planier qui coupait d’un trait blanc vertical l’horizon battu par les vents. Ces solides marins de Provence avaient le don de l’hospitalité. Sous l’appellation de petit ami de Baptistin*, je fus l’invité de la Corporation des pilotes et fus admis sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. Je passai plus d’un jour et plus d’une nuit à croiser avec ces hommes rudes et chaleureux, et c’est sous leurs auspices que débuta mon intimité avec la mer. Bien souvent, le «petit camarade de Baptistin» sentit leurs mains attentives jeter sur ses épaules le ciré à capuchon du marin méditerranéen, tandis que nous guettions sous le vent du château d’If les feux des navires. Leurs visages tannés, barbus ou imberbes, pleins ou émaciés, avec ce regard perçant et ces yeux plissés qu’ont tous les pilotes, et çà et là un mince anneau d’or dans le lobe velu d’une oreille, se penchaient sur ma petite enfance de marin. La première manœuvre de navigation à laquelle j’eus l’occasion d’assister fut l’abordage de navires en pleine mer, à toute heure, par tous les temps. Ils m’offrirent ce spectacle sans réserve. Et j’ai été convié à m’asseoir plus d’une fois dans la pénombre d’une grande maison de la vieille ville, à une table hospitalière, avec la bouillabaisse » servie dans une assiette épaisse par leurs épouses aux larges visages et aux fortes voix ; j’ai causé avec leurs filles aux corps solides, aux visages purs encadrés par des masses superbes de leurs cheveux noirs disposés avec un art complexe, aux yeux sombres, et aux dents d’une blancheur éblouissante.

Share on FacebookEmail this to someoneShare on Google+Tweet about this on Twitter
Publié dans Médias